(Intervention à la table ronde organisée par l’Association française de Sociologie, 1998)
La table ronde de cet aprés-midi a pour intitulé "L’enseignement de la sociologie au lycée ”. Cet intitulé est-il pertinent, sachant qu’il s’agit en fait de débattre de ce qui se pratique au lycée dans le cadre de l’enseignement des SES ? N’étant pas, contrairement à nos élèves ou étudiants, soumise à l’obligation de traiter le sujet tel qu’il m’est proposé, je voudrais déplacer le questionnement et le reformuler. Je me demanderai donc : “ Comment la discipline savante qu’est la sociologie est-elle mobilisée dans l’enseignement de ce qui est une discipline scolaire à caractère pluridisciplinaire, à savoir les SES ? ”
Ce qui se pratique effectivement en lycée depuis maintenant plus de 30 ans, c’est autre chose que l’enseignement de la sociologie (ou de l’économie ou de la science politique). Je vais essayer de préciser ce qu’est cette “ autre chose ” en m’appuyant sur deux exemples choisis comme analyseurs des pratiques d’enseignement en SES.
1) L’EXEMPLE DE LA MOBILITÉ SOCIALE
La mobilité sociale a longtemps constitué un thème central dans les programmes de SES et elle demeure aujourd’hui encore un point important du programme de terminale, même si son poids relatif a diminué en raison de la montée en puissance de nouveaux thèmes. Cette place importante de la mobilité sociale dans les programmes constitue par elle-même un premier sujet de réflexion, car elle ne va pas de soi. Je me souviens encore de la critique faite par un collègue universitaire qui jugeait cette place franchement disproportionnée en regard de l’importance scientifique de la question. Il s’insurgeait contre ce qu’il considérait être un fâcheux manque de discernement. Il est vrai qu’aucune supériorité scientifique ne justifie que la mobilité sociale soit inscrite au programme, alors que le fait urbain ou religieux, par exemple, pourtant étudié par des sociologies spécialisées scientifiquement fécondes, en est totalement absent.
Cette critique est donc parfaitement recevable sur le fond. Mais je pense qu’elle traduit une incompréhension de ce qu’est un enseignement de culture générale en lycée (ce qui est le cas des SES). Car elle postule implicitement que le choix des savoirs à enseigner ne devrait dépendre que de considérations scientifiques. Or, ce que j’appelle la logique savante ne peut pas s’imposer sans partage (1) ; elle doit composer avec d’autres logiques. Quelles sont-elles ? L’une d’elles, particulièrement manifeste dans le cas des SES, est la logique que je qualifierais de normative. Les contenus d’enseignement ne sont pas déterminés en fonction de leur seul intérêt scientifique, mais aussi en référence à des valeurs, à des idéaux éducatifs, il ne faudrait pas l’oublier. En ce qui concerne les SES, dès leur introduction dans l’enseignement secondaire, elles ont clairement affiché leur ambition de contribuer à la formation du citoyen. L’idéal d’une citoyenneté active a orienté la définition des programmes, amenant à privilégier les questions qui permettent tout particulièrement aux élèves de comprendre la société dans laquelle ils vivent, de participer en connaissance de cause à son fonctionnement et à ses évolutions. De ce point de vue, le thème de la mobilité sociale présente un intérêt évident : l’idéal égalitaire qui est au cœur des sociétés démocratiques est ici confronté aux inégalités sociales réellement existantes. On touche à un enjeu social de première importance. Et les élèves le perçoivent fort bien, se montrant vivement sensibiliseés à cette question.
— - (1) Pour évter tout malentendu possible, je précise que, disant cela, je ne dénie pas le caractère premier de cette logique, mais son caractère exclusif.
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A cet âge, en effet, s’interroger pour savoir dans quelle mesure l’influence parentale pèse sur la destinée des enfants est un questionnement riche de sens. Le thème de la mobilité sociale est donc susceptible d’ "accrocher ” les élèves et l’enseignant peut alors s’appuyer sur cette curiosité réelle pour enclencher un travail pédagogique. Il n’est guère besoin d’insister sur le fait que sans motivation à apprendre, les apprentissages n’ont guère de chances de s’effectuer avec réussite. Privilégier les questionnements qui font sens pour les élèves et qui peuvent les stimuler à apprendre relève par conséquent d’une saine logique pédagogique. Ceci ne doit évidemment pas être entendu comme l’éloge d’un renoncement démagogique aux apprentissages exigeants.
Dans le cadre d’une logique pédagogique, la mobilité sociale présente encore d’autres vertus. En effet, elle repose sur une tradition d’étude désormais bien établie et s’est forgé des instruments techniques solides. Les tables de mobilité, notamment, établies à partir d’enquêtes quantitatives régulièrement effectuées se sont imposées dans l’étude du phénomène. Or elles ont une indéniable valeur formative, lorsqu’on les étudie en classe. Certes, elles sont rien moins qu’aisées à déchiffrer, mais faire comprendre aux élèves comment elles sont construites, leur apprendre à les lire et à les interpréter, leur en montrer aussi les limites de validité, tout cela est l’occasion d’apprentissages féconds. Par les connaissances factuelles qu’elles fournissent sur le fonctionnement de la société aussi bien que par les raisonnements et les savoir-faire qu’elles permettent d’acquérir, elles valent qu’on y consacre du temps. Le travail sur documents statistiques, qui est une composante importante de l’enseignement des SES et qui apporte une contribution précieuse à la formation civique dans une société où l’usage du chiffre envahit le débat social, trouve ici un terrain d’application particulièrement favorable.
Ce travail sur documents, il faut y insister, car il constitue un élémnet important de la pédagogie des SES. Même s’il a été parfois mythifié et s’il lui arrive d’être réduit à la portion congrue sous la pression de programmes trop lourds, il joue un rôle stratégique dans le dispositif pédagogique revendiqué par les SES. Selon la formule consacrée, si l’on veut faire participer l’élève à l’élaboration de son savoir, il convient de proposer un travail qui le lui permette. C’est-à-dire un travail aussi actif et autonome que possible, qui le mettra en situation de chercher et de découvrir par lui-même, tout au moins partiellement, des réponses à des questions problématisées. C’est le cas lorsque le thème étudié permet de s’appuyer sur des documents et que ceux-ci peuvent être interrogés au moyen d’exercices variés (calculs, rédaction de commentaires chiffrés, mise en œuvre d’un vocabulaire spécialisé, confrontation de données et de points de vue, confection de schémas, élaboration de synthèses, etc.). L’histoire des disciplines montre qu’aucune d’elles n’a pu exister et se maintenir, si elle n’est pas parvenue à se constituer son répertoire d’exercices “ canoniques ” ... et aussi d’épreuves d’évaluation. Car il faut également contrôler et évaluer l’acquisition des connaissances, ce qui pèse, et parfois ô combien fortement, sur les situations d’enseignement. Un thème comme la mobilité sociale satisfait bien aà ces exigences de didactisation et d’évaluation, et ce n’est pas rien.
Enfin, le thème de la mobilité sociale fait l’objet de lectures théoriques divergentes, dont la confrontation simplifiée peut être présentée aux élèves d’une manière assez suggestive. La tentative de “ hisser ” les élèves au niveau de la conceptualisation est évidemment difficile ici comme ailleurs, mais elle bénéficie d’un thème particulièrement porteur et la pluralité théorique y est peut-être mieux à même de supporter les stylisations didactiques. L’important est ici de signaler que ces analyses théoriques ne constituent pas le point d’entrée dans l’étude du thème, mais son point d’aboutissement, une fois opéré le travail de sensibilisation et d’ancrage factuel.
En bref, si l’on résume, on peut dire en s’appuyant sur l’exemple de la mobilité que :
la sociologie n’est pas enseignée pour elle-même et pour sa seule pertinence scientifique, mais est mobilisée pour éclairer un problème qui est jugé crucial pour la formation du citoyen et qui fait sens pour les élèves,
elle a une valeur formative à travers les questions qu’elle pose, les données qu’elle produit, les techniques d’analyse qu’elle met en œuvre, le travail de conceptualisation qu’elle opère,
elle est sélectionnée en fonction de son aptitude à se prêter aux exigences de didactisation et d’évaluation qui ont cours en SES, comme dans toute discipline scolaire.
2) L’EXEMPLE DE LA FAMILLE
Mon deuxième exemple porte sur la famille, thème envers lequel les enseignants de SES ont montré leur attachement lors de réformes qui menaçaient la composante sociologique des programmes. A mon sens, cet attachement repose sur des facteurs déjà largement évoqués à propos de la mobilité sociale. Je les mentionnerai donc beaucoup plus rapidement, mais je m’arrêterai en revanche sur deux facteurs supplémentaires.
Outre son intérêt scientifique, la famille présente à la fois la caractéristique de constituer une question de société sensible (la formule rituelle selon laquelle elle forme la cellule de base de la société est révélatrice de la perception de son importance pour la vie sociale) et une réalité vécue qui fait sens pour les élèves. Elle relève d’une sociologie spécialisée qui a désormais accumulé un riche matériau empirique et théorique et mis au point des techniques d’analyse bien rodées. Elle offre des supports variés pour un travail sur documents. Je n’y insiste pas et je passe immédiatement aux deux points que je voudrais spécifiquement développer à propos de la famille.
• Premier point : à la différence de la mobilité, qui, si je puis dire, est très largement monopolisée par la sociologie en tant qu’objet d’étude, la famille est étudiée par toutes les sciences sociales. Anthropologie, histoire, démographie, psychologie, économie, apportent toutes des éclairages spécifiques à l’étude de la famille. La sociologie n’est qu’une discipline parmi d’autres à aborder ce champ du réel. Or, comme l’indique leur l’intitulé, les SES sont une discipline scolaire à caractère pluridisciplinaire et elles associent des disciplines scientifiques que la spécialisation des savoirs a progressivement séparées dans la recherche et dans l’enseignement supérieur. L’économie d’abord, la sociologie ensuite, sont certes les deux composantes essentielles de cet assemblage pluridisciplinaire, mais elles n’en sont pas le tout.
De ce point de vue, la famille est un exemple intéressant, car elle fait voir que la sociologie n’est pas la seule à être mobilisée dans le travail d’analyse avec les élèves. Certes, lorsque l’on examine les chapitres relatifs à la famille dans les manuels scolaires, on constate que c’est elle qui se taille la part du lion, mais elle est associée à la démographie, à l’anthropologie et à l’histoire. Ceci montre à nouveau que la sociologie n’est pas enseignée pour elle-même, mais mise au service de l’étude d’un thème et éventuellement combinée à d’autres approches disciplinaires, si cela est juge fécond pour les apprentissages des élèves. C’est précisément le cas à propos de la famille. Pourquoi ?
• Parce que, et c’est le deuxième point que je veux souligner, ce qui est attendu de la sociologie, c’est d’abord qu’elle développe chez les élèves certaines attitudes mentales. Capacité de questionnement par la mise en cause des fausses évidences et des pseudo-fatalités, attention critique à la construction des données et rigueur dans leur interprétation, conscience de la complexité du social et de la pluralité théorique, etc., telles sont les principales contributions demandées à la sociologie. Et si, sur un thème donné, ces contributions sont également fournies par la démographie ou l’anthropologie, alors ces disciplines seront également sollicit́ées. Ainsi, dans le cas de la famille, la dénaturalisation de cette institution sociale (2) n’est pas seulement permise par la sociologie, elle l’est aussi, et de manière très suggestive, par les travaux ethnologiques ou historiques, lesquels gagnent donc à être mobilisés. Quant à la démographie, elle a mis au point des indicateurs dont l’intérêt pour l’étude de la famille et la valeur formative pour les élèves sont évidents, sans compter qu’ils se prêtent particulièrement bien au travail sur documents.
— - (2) Dénaturalisation qui est l’un des objectifs importants de l’enseignement sur ce thème, l’idée étant que la prise de conscience de la diversité familiale amène les élèves à relativiser leur expérience propre. Ce qui me conduit à souligner que si la logique pédagogique incite à s’appuyer sur des réalités proches des élèves (appartenance personnelle à une famille), la logique savante (distanciation critique) et la logique normative (reconnaissance de l’Autre) cherchent à créer du recul. Une bonne part de l’art d’enseigner tient, me semble-t-il, à ce jeu simultané sur la proximité et la distance.
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Au total, ces deux exemples révèlent que la sociologie est en quelque sorte instrumentalisée pour faire acquérir aux élèves certaines dispositions intellectuelles et qu’elle ne constitue pas une fin en soi. A mon sens, il n’y a rien là de dévalorisant pour elle. C’est au contraire la reconnaissance de sa valeur pour la formation à l’esprit scientifique, aussi bien que pour la formation du citoyen. Et, bien entendu, si une réforme (une de plus !) devait mettre en péril cette contribution apportée à l’éducation des lycéens, il faudrait s’y opposer avec toute la détermination requise. Mais je voudrais dire aussi combien il est nécessaire de cerner correctement la nature de cette contribution, de manière à ne pas prendre pour une consolidation ce qui peut être une dénaturation. Si l’on s’accorde sur le fait que la sociologie est surtout précieuse pour les questionnements qu’elle suscite, pour les manières de raisonner qu’elle développe, pour les activités autonomes et formatives qu’elle autorise, alors toute dérive vers l’enseignement académique d’écrits canoniques doit être évitée. (ndlr : contexte de l’époque, cette dernière phrase visait l’introduction récente des auteurs dans le programme de terminale à l’époque).
Nicole PINET Le 3/6/1998