Communication à la conférence de l'AEEE, Manchester, 26 août 2010
Yves-Patrick Coléno, chercheur associé à l'UMR-ADEF, Aix-en-Provence
Le gouvernement français vient de se prononcer sur les programmes qui doivent entrer en vigueur respectivement en septembre en classe de seconde et un an plus tard en classe de première, dans la discipline appelée Sciences Economiques et Sociales (que nous désignerons désormais par SES). Or cette conférence de l'AEEE doit envisager la définition à l'échelle européenne d'un ensemble de connaissances fondamentales en économie1. Notre recherche essaie de contribuer au débat sur la conception d'un tel curriculum, à partir d'une analyse des changement de contenus envisagés aujourd'hui en France.
La conception et, surtout, la mise en oeuvre d'un curriculum européen représenterait en effet un double changement pour les contenus scolaires :
Or nos études précédentes ont montré que l'évolution des contenus dans un même pays, ainsi que les différences de contenus entre deux pays2, ne pouvaient s'expliquer seulement par le savoir, scientifique, de référence.
Nous partons en effet de la conception des disciplines scolaires comme produit d'un double processus de didactisation et d'axiologisation de savoirs, notamment scientifiques, de référence (Dévelay, 1995). Parler d'axiologisation des contenus scolaires c'est relier ces derniers à un système de valeurs, et cela conduit à s'interroger sur les déterminants de la dynamique même de celui-ci, pour expliquer comment, à son tour, cette dynamique agit sur les contenus scolaires.
Une telle perspective théorique s'impose d'autant plus dans cette recherche que les pouvoirs publics français assignent aux futurs programmes l'objectif central « d'ouvrir la culture des lycéens à de nouveaux champs disciplinaires (...) » en donnant à tous les élèves « les éléments de base d'une culture économique et sociologique indispensables à la formation de tout citoyen qui veut comprendre le fonctionnement de l'économie et de la société dans laquelle il vit. ». La référence à la culture est donc explicite, imposant d'autant plus d'analyser la dimension axiologique du changement de programme projeté.
Cela nous conduit à analyser l'évolution des contenus scolaires non seulement comme le produit d'une évolution des savoirs de référence, dans le champ des sciences sociales, mais en même temps et indissociablement de l'évolution du système de valeurs à l'oeuvre dans la société étudiée. Cette analyse est alors approfondie en expliquant cette dernière évolution par la dynamique socio-économique.
Nous utilisons pour cela un modèle qui articule cette dernière dynamique et la dynamique de la culture dans la société étudiée, d'abord. Par culture nous entendons l'ensemble, ordonné, des façons de penser et d'agir qui caractérise une société, ensemble fondé lui-même sur un système de valeurs. Ces valeurs sont donc sociales, et leur évolution s'analyse en rapport avec la dynamique globale de la société qu'elles caractérisent.
Au sein de cette culture, on peut définir la mentalité comme ensemble structuré des façons de penser que partagent les membres d'une société. La mentalité oriente les conduites de ces derniers, notamment dans le champ économique, et la dynamique qui en résulte tend en retour à modifier cette mentalité, jusqu'à la remplacer par une autre. (Solans, 2005). Nous nous intéressons donc à l'évolution du système de valeurs à la fois comme facteur du changement de la société dans son ensemble et comme produit elle-même de ce changement, dans sa composante socio-économique.
Le changement des contenus scolaires est intégré dans le changement culturel, précisément dans le changement des façons de penser3 d'une société : l'évolution du système de valeurs entraîne celle des façons de penser, et modifie en particulier « l'image idéalisée de l'humanité » qu'il s'agit d'offrir par « l'enseignement de l'homme », pour reprendre les termes d'Emile Durkheim.
A l'origine de tout changement, majeur, des contenus scolaires, nous supposons donc une évolution de ce système, dont il s'agit de repérer les manifestations. Nous les repérons dans l'évolution du lexique, ensemble des mots4 par lesquels le réel est pensé (Hugonnet, 2005). En particulier, à travers les éléments de lexique qu'ils mettent en oeuvre, les programmes de SES disent en quels termes traiter, aujourd'hui, la « réalité sociale ».
C'est en ce sens que nous accordons dans cette recherche une place centrale à l'analyse du lexique des propositions de programmes présentées depuis deux ans, d'une part, et des réactions à ces propositions que nous avons collectées, d'autre part, soit dans les media soit sur la liste de diffusion des professeurs de la discipline en cause.
Nous montrons que les contenus proposés, tant dans les propositions de programmes qu'à travers les réactions recueillies, ne peuvent être référés au seul état du champ scientifique. Nous proposons alors d'expliquer ces contenus, selon notre modèle, par le jeu du lexique, qui circonscrit le pensable et, dans le champ scolaire, "l'enseignable".
Ce n'est qu'en comparant ensuite les résultats de cette analyse avec ceux que l'on obtiendrait pour les autres pays concernés que nous pourrions nous prononcer sur la possibilité d'une convergence des contenus à enseigner en économie, voire en sciences sociales globalement.
Notre exposé présentera donc d'abord un état des notions envisagées pour les futurs programmes de SES, selon qu'elles sont ou non l'objet de discussion, comme image du lexique envisagé pour cet enseignement.
Cet ensemble sera nécessairement référé à l'état du savoir scientifique, ce qui permettra de mesurer l'influence de celui-ci dans la conception des programmes.
L'impossibilité de justifier les choix programmatiques, comme les prises de position les plus courantes dans le débat, par l'état du savoir scientifique, conduira à montrer, suivant la démarche annoncé, le jeu du changement de mentalité à travers l'évolution du lexique de la société française dans son ensemble, que nous relierons comme indiqué à la dynamique socio-économique.
I – Les notions envisagées pour l'enseignement des SES
L'état que nous allons présenter s'appuie sur l'examen de divers matériaux : propositions de programmes, officielles ou non, programmes retenus, mais aussi tout un ensemble documentaire émanant d'enseignants de SES, d'associations ou de media, collecté depuis environ deux ans qu'a été lancée la réflexion sur de nouveaux programmes, pour la classe de seconde d'abord, qui ouvre l'accès à cet enseignement de façon optionnelle, et pour celle de première ensuite, qui fait entrer dans le cycle terminal de l'enseignement secondaire. Dans cet ensemble une masse importante5 est constituée des courriels échangés sur internet au sein de la liste de diffusion « Sciences-eco-soc », entre professeurs de SES.
Il convient de noter, avant de poursuivre, que les notions présentées ne sont pas seulement économiques ; la discipline SES prend aussi ses références dans le champ des autres sciences sociales, c'est pourquoi nous nous arrêterons sur celles de sociologie6.
Nous classons ici, pour l'analyse à mener, les notions en trois catégories :
Cette dernière catégorie peut sembler incongrue : dès lors qu'une notion est exclue se pose d'abord la question de son évocation ! Autrement dit, d'où la faisons-nous sortir, et sur quel fondement ? C'est précisément la référence au champ scientifique qui est déterminante : le travail d'un enseignant8 n'est-il pas de référer le programme au savoir scientifique de façon systématique, autrement dit sans exclusive a priori ? C'est alors qu'on peut faire surgir des questions, quant à l'absence de telle ou telle notion, notamment.
1 - Les notions à intégrer, sans discussion
Nous n'en donnerons pas ici de liste exhaustive. On se réfèrera aux programmes établis pour y accéder, et cela évite la confusion qui naîtrait d'une abondance trompeuse : l'énumération ne rend pas compte des relations entre toutes ces notions.
En économie, retenons d'une part les notions de marché, de coordination, de prix, de bien, d'entreprise, de ménage, de production, de consommation, de productivité, de coût, de salaire, puis au niveau de la première s'ajoutent celles de profit, de monnaie, financement, budget9, et régulation, en particulier.Retenons d'autre part celles que le programme de première énonce comme caractéristiques de la démarche de l'économiste, à la fin de la présentation de celle-ci : rareté, choix individuels et collectifs, incitations et contraintes, coût d'opportunité, modèle.
En sociologie, une notion s'impose, celle de socialisation, ainsi que celle de culture, dès le niveau de la seconde.
Aucune de ces notions n'a fait l'objet, en tant que telle, d'une discussion susceptible d'en entraîner le rejet.
2 – Les notions discutées
Sont retenues ici les notions d'emploi et de chômage, celle de travail, celle de circuit, celles de pouvoir d'achat et d'épargne, celle de PCS (professions et catégories socio-professionnelles), celles d'inégalité(s), de conflit, et de classes sociales10.
La discussion a tantôt porté sur l'intérêt de les inscrire au programme, en général (PCS, classes sociales) ou à un niveau particulier (par exemple le pouvoir d'achat, ou l'emploi, en seconde), tantôt sur les conceptions à prendre pour référence (pour l'épargne par exemple).
Dès lors que ces notions ont été discutées, certaines ont été retenues, d'autres pas. Ainsi les notions d'emploi et de chômage ont-elles été finalement intégrées au programme de seconde, après discussion du projet initial, et celle de pouvoir d'achat aussi, à côté de celle d'épargne.
La notion de circuit, en revanche, n'a pas été retenue, mais rappelons qu'elle ne figure pas non plus dans le programme encore en vigueur, et qu'elle n'est évoquée qu'au détour des « suggestions complémentaires » qui concluent la présentation du programme en vigueur en classe de seconde :
« Au fur et à mesure de l'avancement du programme, (...), le professeur pourra faire construire aux élèves un circuit économique élémentaire, qu'il présentera comme une des représentations possibles du réel économique. ». La notion de circuit a en général été suggérée par des interventions critiquant la réduction de la dimension macroéconomique de l'étude proposée. Cette critique apparaît à l'origine de l'introduction d'une « grande question » en première partie du programme de première : « quels sont les grands équilibres macroéconomiques ? ». On peut y relier la réintroduction de l'étude des politiques conjoncturelles.
La notion de conflit, dont la place a parfois été jugée trop marginale, figure au programme de première, à la fin, pour un « regard croisé »11 des différentes sciences sociales sur « entreprise, institution, organisation ».
La notion d'inégalités n'a pas été inscrite au programme de seconde, malgré les interventions en ce sens, ni dans celui de première. Notons cependant qu'elle ne figure pas dans le programme actuel pour la classe de première, mais dans celui de la classe terminale. En seconde elle était évoquée dans le « document d'accompagnement » du programme, qui suggérait de souligner « les inégalités de revenus primaires pour introduire la notion de système redistributif. »12.
La notion de classes sociales et celle de PCS, qui désigne un outil de classement, restent exclues du programme de première, où elles figuraient jusqu'à présent13. Leur disparition a été vivement débattue, il va falloir l'analyser.
Une curiosité pour finir : l'absence totale de la notion de travail, qui figurait en bonne place jusqu'à présent dans le programme de seconde ; pour cette raison son absence a fait l'objet de remarques dès le début de la discussion. Pour trouver le mot, il faut chercher méticuleusement jusque dans les « Indications Complémentaires » du programme de première, en regard de la « grande question » économique « comment répartir les revenus et la richesse ? » : il est écrit que « la production engendre des revenus qui sont répartis entre les agents qui y contribuent par leur travail ou leur apport en capital. »
Comme le terme figure aussi, mais intégré à l'expression de « division du travail » dans les « Indications Complémentaires » en regard de la « grande question » « pourquoi acheter à d'autres ce qu'on pourrait faire soi-même ? », il faudra bien définir « travail » en classe, pourtant.
Mais au-delà de cette curieuse absence, notons celle de la notion de capital : ces absences nous amènent à présenter la dernière catégorie établie pour cet état.
3 – Des notions oubliées ?
Quelque chose d'étrange apparaît en effet à l'issue de cet examen : la notion de capital a disparu !
Entendons-nous : le mot apparaît bien, sur l'ensemble des deux programmes, cinq fois en l'occurrence (deux en seconde et trois en première). Mais à quelle place ?
En seconde, il s'agit exclusivement de la notion de « capital humain », inscrite comme notion et évoquée dans les « Indications Complémentaires » en regard. Il ne s'agit donc pas de la notion de capital, en tant que telle. Par rapport à l'écriture actuelle du programme, même l'explicitation de la notion de « facteurs de production » a disparu.
En première, cette explicitation reste absente du traitement de la question économique 2.1, « Comment l'entreprise produit-elle ? ». Le mot capital, comme nous l'avons noté supra, apparaît en « Indications Complémentaires » à propos de l'étude de la répartition, mais seulement à cette place. La notion ne fait toujours pas l'objet d'une inscription qui la donnerait à définir précisément.
Or le terme réapparaît, toujour en « Indications Complémentaires », et cette fois à propos du « regard croisé » sur « entreprise, institution, organisation », pour expliciter l'expression de « parties prenantes » : y figurent les « propriétaires du capital ». Mais qu'est-ce que le capital ? La question importe d'autant plus qu'il s'agit de croiser les regards, dont celui de l'économiste par conséquent.
Or si est inscrite dans ce programme-là une notion liée à celle de capital, c'est celle de « capital social », et dans une acception bien différente : elle est inscrite en regard de la question sociologique 2.3, « Comment les réseaux sociaux fonctionnent-ils ? ».
Finalement, la notion de capital est bien oubliée, en tant que telle, ne figurent que des notions liées à l'acception très particulière, et pas forcément économique, alors que les « Indications Complémentaires » incitent, même à la marge, à l'utiliser.
Cela suffirait déjà à nous questionner : il est déjà acquis qu'une notion centrale - disons même un concept-clé - de l'économie a été oubliée sans que l'état du savoir scientifique le justifie. Le concept de capital aurait-il disparu en un instant des connaissances qu'ont construites les économistes ?
Si la réponse, évidemment négative, va nous économiser des développements de l'examen du savoir scientifique, il n'en va pas de même pour les autres notions que nous avons relevées supra : quelles références pour les choix effectués comme pour les arguments échangés ?
II – Quelles références scientifiques ?
Nous concentrerons cet examen, ainsi que la suite de l'analyse, sur quelques-unes des notions, que nous jugeons significatives de l'évolution des contenus à enseigner en SES : marché, travail, capital, classes sociales, conflit, culture et socialisation. Il s'agit ainsi de notions tantôt retenues sans discussion, tantôt discutées, tantôt oubliées, enfin : l'état du savoir scientifique justifie-t-il ces façons de les traiter, respectivement, dans la discussion des contenus à inscrire au programme de SES ?
Pour répondre, nous nous interrogerons sur la validité du concept correspondant, dans son ou ses acception(s), et au-delà sur la pertinence de la problématique, voire des problématiques liées. En effet les programmes établis assignent à l'enseignement de SES de
Les notions en cause sont bien inscrites comme telles, et non comme des « réalités » que l'on pourrait saisir immédiatement, autrement dit sans travail théorique mobilisant, notamment, des concepts. Il faut donc identifier leur origine – problématique et appareil conceptuel, pour le moins – et vérifier leur validité en l'état actuel de la production scientifique. Ainsi devient-il possible de montrer, effectivement, aux élèves, comment par exemple face au chômage les économistes posent le problème qu'ils entendent traiter, et quels concepts ils mettent en oeuvre pour ce faire, avec quels résultats.
1 – Quelle conception du marché ?
Dans les deux programmes, la notion de marché est bel et bien référée au concept correspondant, central en économie, en relation avec demande, offre, prix, dès la seconde, et avec coordination, équilibre, et concurrence, en classe de première. Il s'agit bien d'enseigner un mode de coordination des actions individuelles par l'échange de produits, moyennant accord(s) sur le rapport entre quantités échangées, appelé prix.
La problématique est bien celle de la coordination des actions individuelles, dans le champ économique. On ne discutera pas la validité d'un tel concept, ni de l'ensemble des travaux théoriques de référence, dans leur diversité : si cela fait l'objet de discussion, la portée de cette conception des échanges comme mode de coordination et, partant, de régulation socio-économique, est reconnue.
Ceci dit, à l'examen de certains points des programmes nous pouvons nous demander si le savoir donné à enseigner garde toujours une référence théorique aussi claire. Prenons l'exemple, dans le programme de seconde, de la question du chômage, dans le thème IV – « Formation et emploi » : « des coûts salariaux trop élevés ou une insuffisance de la demande ? ». Les Indications Complémentaires suggèrent de prendre en considération le fait que les salaires « constituent à la fois un coût pour chaque entreprise mais aussi une composante du pouvoir d'achat des ménages. ».
Suggère-t-on ainsi de montrer aux élèves, conformément aux objectifs de cet enseignement, que l'on peut formuler le problème du chômage de deux façons différentes, et arriver ainsi à des résultats différents ?14 Mais dans cette perspective pourquoi introduire la notion de coût salarial ? Celle-ci n'a pas en effet le même statut théorique que le concept de salaire, en particulier, inscrit aussi pour le traitement de cette question : il est possible d'enseigner que le salaire est conçu comme un coût pour l'agent qui demande du travail et comme le prix de celui-ci pour celui qui l'offre, en mobilisant, précisément, le modèle théorique du marché du travail. L'ajout de la notion de coût salarial s'impose-t-elle alors, dans la perspective de mobiliser le modèle du marché du travail ?
2 – Quelles conceptions du travail et du capital ?
Les notions de travail et de capital ont connu un autre sort dans l'élaboration de ces programmes, comme nous l'avons noté : toutes deux disparaissent de la liste des notions à enseigner. Et en même temps des passages des Indications Complémentaires, le cas échéant à propos d'une notion liée, font référence implicitement à ces notions : pour présenter l'idée d'investissement en capital humain, ou pour étudier la répartition des revenus en rapport avec les façons de contribuer à la production, il est question de capital.
Ce terme, dans la perspective générale de l'enseignement des SES que nous avons présentée, ne doit-il pas être référé à un concept ? Si oui, dans quelle acception, en rapport avec quelle conception ? Si la présentation du capital comme facteur de production, voire plus largement comme stock d'actifs générateur d'un flux de revenus, est la plus courante au sein des discours économiques, elle n'est pas la seule, comme le rappellent les dictionnaires spécialisés (Guerrien, 1996, Alpe, 2007). Et la référence choisie détermine aussi bien la façon de traiter la question de la répartition que le recours, éventuel, à des notions liées comme celle de capital humain, qui ne prend sens qu'à partir d'une conception particulière du capital (Becker, 1964). La définition de la notion de profit, inscrite au programme de première, peut-elle enfin s'envisager sans préciser d'abord comment l'on définit le capital ?
Il paraît difficile de se passer d'une référence ainsi précisée au concept de capital, dans toute sa richesse. Dans le champ de la science économique15, sa validité comme la pertinence des diverses problématiques qui lui sont liées ne font pas discussion au point de faire du capital un terme sans importance.
Quant à la notion de travail, son apparente simplicité, et la familiarité qu'elle aurait pour les élèves de prime abord, ne peuvent faire illusion. N'est-elle pas concernée par l'une des phrases du préambule au programme de première, sur l'approche scientifique du monde social : « La démarche scientifique conduit, dans de nombreux cas, à une rupture avec le sens commun, à une remise en cause des idées reçues. » ?
Rappelons déjà que le programme de seconde de 1999, en vigueur jusqu'à l'année qui vient de s'écouler, indiquait dans son « document d'accompagnement » : « A l'aide d'exemples, on montrera que le travail et l'emploi ne sont pas synonymes. »16.
La notion de travail ne peut donc être ni passée sous silence ni laissée au sens commun, dans la perspective dessinée pour cet enseignement. Et les travaux d'économie et de sociologie du travail, pour le moins, sont là pour donner des références, selon les problématiques qui conviennent.
3 – Quelle conception des classes sociales ?
La notion de classes sociales a disparu, cela peut-il s'expliquer pas le manque de pertinence des problématiques liées, ou le manque de validité du concept à l'aune des travaux disponibles ? Sa disparition ayant été fortement discutée, nous pouvons reprendre les arguments échangés dès lors qu'ils concernent l'état du savoir scientifique.
En l'occurrence, les deux seuls arguments en faveur de sa disparition se partagent en un argument méthodologique et un argument théorique :
Ces arguments, tout à fait recevables dès lors qu'ils renvoient effectivement à l'état du savoir de référence, se discutent à partir de ce même état.
L'argument méthodologique justifie que la référence aux classes sociales ne se substitue pas à d'autres conceptions issues de travaux « sans théorie préalable », mais ne peut justifier l'abandon de cette référence : tous les sociologues ne partagent pas cette position méthodologique17.
L'argument théorique a lui aussi été discuté, et nous reprendrons ici l'essentiel : la différence entre le concept de groupe social et celui de classes sociales tient à la différence des problématiques qui leur sont liées. Le concept de groupe social, comme le montre d'ailleurs son inscription dans le programme, n'est pas lié nécessairement à une problématique de la stratification sociale, et encore moins à la problématique d'une dynamique conflictuelle des sociétés.
Comme le montre la discussion de l'argument méthodologique, la disparition de cette référence aux classes sociales est bien le résultat d'un choix, effectué d'abord parmi des problématiques : celles qui impliquent de mobiliser ce concept ont été écartées du programme à venir, et ce n'est pas l'état du savoir scientifique qui peut l'expliquer18.
Et ce choix est cohérent avec la place faite à la notion de conflit. Dans le programme de première précédent, encore en vigueur, l'étude de la structure sociale comprenait un item « classes et stratification sociales », impliquant la présentation de la notion de classes sociales en référence avec la problématique et la conception de Marx.
Ainsi, dès ce niveau de classe, les élèves apprenaient que l'on peut concevoir la société comme fondée sur une division en classes, potentiellement conflictuelle. Et l'étude du changement social amenait à approfondir cette conception en classe terminale.
Si la notion de conflit apparaît désormais explicitement en première, c'est à une autre place, suite à la disparition de toute problématique de stratification sociale : c'est à l'appui d'un « regard croisé », où on « mettra en évidence comment coopération et conflits s'entremêlent dans la production de l'action collective. » La problématique de référence n'est pas la même, la conception du conflit non plus19, et ne pourra pas donner le même appui au travail en classe terminale.
Ce sont donc des choix de problématiques à étudier, et non le manque de validité d'un concept ou de pertinence d'une problématique, qui conduisent à écarter ou à marginaliser ces dernières notions : les deux concepts restent valides, et les problématiques liées aussi, dans le champ scientifique. Et pourtant, dans le cas de la notion de conflit, n'est-ce pas l'Association Française de Science Economique elle-même qui suggérait, dans son avis sur le projet de programme de première alors en discussion, d'introduire « les questions de conflits de répartition ou d'inégalités de revenus » ? Bien que provenant du champ scientifique, cette suggestion ne fut pas retenue20.
4 – Quelle conception de la socialisation, et de la culture ?
Finissons l'examen des références scientifiques sur les notions de socialisation et de culture.Ces deux notions ont en effet à la fois partie liée et un destin différent, quant à leur inscription dans les programmes. Sur le plan théorique, la socialisation est souvent liée à l'idée de transmission d'une culture, et les programmes précédents de la classe de première en prenaient acte en inscrivant les deux notions dans des thèmes voisins21.
Déjà en 1997, Yves Alpe dans un travail de didactique de la sociologie montrait les relations établies entre les deux concepts dans un dictionnaire destiné à l'enseignement de SES. Il montrait ensuite comment le système de corrélats de ce dictionnaire orientait la présentation de la notion de socialisation vers une référence théorique particulière, « d'inspiration structuro-fonctionnaliste », en renforçant les relations entre socialisation-culture-contrôle social, normes et déviance. Cela se faisait aux dépens des relations, caractéristiques de l'anthropologie culturelle, entre le concept de culture et d'autres concepts, tels que celui de « pratiques culturelles ».
Cela donne tout son intérêt à la façon d'inscrire la culture dans le programme de seconde22.
La notion de culture y apparaît, en effet, et ce en titre du titre V : « Individus et cultures ». Mais le contenu du thème comme l'ordre des deux questions est significatif : la première question correspond à une problématique de socialisation - « Comment devenons-nous des acteurs sociaux ? », les notions de socialisation, normes et valeurs, comme les Indications Complémentaires le confirment. La seconde en revanche - « Comment expliquer les différences de pratiques culturelles ? » - peut être référée à l'anthropologie culturelle...mais la présentation du programme fait obligation de traiter la première question, pas la seconde.
S'il n'y a pas ici exclusion d'une référence théorique au profit d'une autre, il y a une priorité marquée : la culture est approchée d'abord en relation avec une problématique de la socialisation, et ce sera pour certains élèves la seule approche en seconde, quand l'année de première leur permettra seulement de mobiliser la notion en termes de culture politique.
Ce n'est pas le cas de la notion de socialisation : privilégiée en seconde par la relation directe avec la problématique qui la fonde, elle se retrouve centrale en première avec une sous-partie23 qui lui est consacrée. Et la référence théorique explicitée par Yves Alpe supra est renforcée, avec une sous-partie 3 intitulée « Contrôle social et déviance ».
Indépendamment de la nouvelle orientation du programme, plus clairement destiné à une formation en sciences sociales, les contenus à référence sociologique ont bien changé, en faveur du traitement d'une problématique de la socialisation d'inspiration « structuro-fonctionnaliste » pour reprendre les termes d'Yves Alpe : ce qu'il voyait apparaître est devenu le coeur de ces contenus. L'étude de la structure sociale, selon une problématique de division en classes sociales, a disparu, celle de la culture est subordonnée à celle de la socialisation, et subsistent à une place renforcée cette dernière et l'étude du contrôle social24.
Pourtant le concept de socialisation a une place discutée en sociologie : déjà en 1991 un « Dictionnaire de sociologie » (Ferréol, 1991) l'introduisait ainsi : « Concept occupant une place ambigüe en sociologie, centrale pour les uns, secondaire pour d'autres(...) ». Dans des ouvrages analogues plus anciens on ne trouve pas forcément d'entrée « socialisation », et aujourd'hui encore le « Dictionnaire critique de la sociologie » de Boudon et Bourricaud garde ses distances25.
Sans développer plus, il apparaît que ce concept, et la problématique qui lui est liée principalement26, ont une légitimité scientifique indéniable, mais pas au point que toute la sociologie puisse se résumer à leur étude (et à celle des groupes et réseaux sociaux).
A ce stade, le traitement de ces notions n'apparaît pas fondé sur leur validité scientifique respective. Mais l'exemple de la notion de marché, et celui de celle de la socialisation, introduisent une question intermédiaire, en vue de l'interrogation finale.
Nous avons montré dans une recherche antérieure que la notion de « marché du travail » avait fini par sortir du champ des abstractions scientifiques pour s'imposer dans le lexique commun, comme désignant une « réalité », indiscutable.
Nous en avons trouvé un signe supplémentaire au détour de ce travail : dans un récent échange de courriels un collègue qualifie l'analyse de M.Granovetter – sur « la force des liens faibles » - d'« analyse sociologique du fonctionnement du marché du travail » ; et dans sa réponse, un autre collègue reprend l'expression « sociologie du marché du travail ». Le marché du travail n'est pas pour ces collègues un concept, idée forgée pour rendre compte d'un réel qu'on pourrait concevoir en d'autres termes, non : il existe, et tant pis pour les économistes, notamment, qui prétendent le contraire.
Mais ce glissement, comme nous l'avons montré dans cette recherche antérieure, touchait déjà les programmes précédents de SES. Les programmes actuels ne font donc que poursuivre et amplifier cette tendance.
Rapprochons cette remarque de celle qu'attire l'examen du programme de l'option « science politique » encore en vigueur en classe de première. On trouve à la fin la suggestion d'illustrer l'apport spécifique de la science politique « à partir d'un objet d'étude donné (monnaie, socialisation, phénomènes migratoires...) ». En d'autres termes, la socialisation est devenue un « objet d'étude » au même titre que les phénomènes migratoires.
Comment expliquer alors que certains dictionnaires aient ignoré l'existence d'un tel « phénomène » jusqu'il y a peu, et que certains sociologues n'y accordent encore que peu d'attention ?
Ne sommes-nous pas, à propos de la socialisation comme du marché, devant ce qu'on peut appeler la « naturalisation » d'un concept ?
Et en ce cas, il reste à expliquer une telle transformation de ces concepts. Comme indiqué en introduction, nous allons le faire en la reliant avec l'évolution du lexique commun à la société française : comment en sommes-nous arrivés à parler « naturellement » de marché et de socialisation, en particulier, au point que l'on peut en faire les noyaux d'une « culture économique et sociale » pour les jeunes qui fréquentent les lycées français ?
III – Dynamique socio-économique et jeu du lexique
Pour expliquer l'évolution des contenus de l'enseignement de SES, à partir de la question précédente, nous devons commencer par préciser rapidement le modèle théorique mobilisé.
Nous analysons à présent les termes du débat sur ces contenus comme une "marque du sens" (Solans, 2005), en les rapportant à un lexique déterminé, celui de la forme sociale, le capitalisme en l'occurrence, à un point de sa trajectoire. Pour ce faire nous cherchons en particulier l’explication de l’évolution de ce lexique dans la dynamique de la circulation du travail, à l’origine de cette trajectoire. Nous nous référons aussi aux travaux de Raymond Williams qui rejoignent les précédents par une «sémantique historique»27 .
1 – La marque du sens du capitalisme dans la société française
Ces contenus portent la "marque du sens" du capitalisme à un point de sa trajectoire. Mais d'où vient ce sens ?
a) L'origine du sens
Dans toute société les êtres humains accomplissent deux activités : l'approvisionnement, par le travail, et la procréation. Le droit d'exercer ces deux activités est inégalement réparti, tous les êtres n'en disposent pas.
Chacun est assigné à une place, en fonction de sa participation aux deux activités.
Simple porteur de place, chaque membre d'une société valorise l'activité qu'il a le droit d'exercer, et s'il est privé du droit de l'exercer il valorise son contraire. Chaque place porte ainsi une valeur, à identifier.
Toute société se conçoit alors comme une forme sociale, ensemble ordonné de places : un classement exprime les préférences de la collectivité quant aux places, et la place située au premier rang confère à ceux qui l'occupent le statut d'excellent, imposant sa valeur comme axe de ce système que nous appelons le sens. Ainsi le sens est culture, comme ensemble de valeurs et de façons collectives de penser et d'agir.
Fonction de l'ordre des places de la forme sociale, le sens informe chaque être, disant quoi faire et comment bien faire. Et c'est par les mots qu'il le fait : le sens se fait lexique.
b) Du sens au lexique
Ce lexique s'analyse en registres et répertoires (Hugonnet, 2005). Nous partons d'une distinction en trois registres, correspondant chacun à une valeur qui, pour être sous l’influence de la valeur centrale, n’en est pas moins partie prenante du système de valeurs qui oriente nos conduites.
A la base du lexique de notre temps se place ainsi le mot confort, qui désigne la valeur centrale de la forme sociale capitaliste : comme telle, elle s'impose à chacun dans les deux pays étudiés. Y renvoie, dans le savoir scientifique de référence, le terme de bien-être.
Nous distinguons ensuite le registre de la liberté, celui de l’égalité et celui de la distinction.
Et nous distinguons ensuite des répertoires, ensemble des mots qui commandent, au sein d’un registre, une activité particulière: travail, consommation et négociation. Cette dernière est introduite dès lors que la «confusion sociale» propre à cette forme sociale, occulte toute hiérarchie entre statuts sociaux.
2 – Dynamique du capitalisme et variations du lexique
Des analyses de la dynamique socio-économique (Canry, 2005 ; Solans, 2008), nous montrent que le jeu des comportements des salariés et des propriétaires du capital a fait passer le capitalisme d’une étape à l'autre, sur sa trajectoire, et ce faisant a fait changer le lexique. Alors que précédemment la position de force des salariés avait rendu premier le registre de l’égalité, nous sommes passés à une étape où ce sont les registres de la liberté et de la distinction, dans un ordre variable, qui ont pris sa place. Le renouvellement du lexique se révèle, à l'analyse, à quelques mots-clés.
Nous allons terminer en montrant d'abord que les notions qui semblent s'être imposées en SES correspondent à de tels mots, et qu'à l'inverse les notions écartées relèvent, selon ce lexique, de l'impensable.
a) Au coeur de la « culture économique et sociale » : une société d'individus qui passent des marchés
Le premier des mots-clés est “marché”. La prééminence du marché comme régulateur – à travers la notion de coordination - s’explique dans les contenus scolaires par la force de ce mot dans le lexique de notre temps : c’est en effet le mot-clé du registre de la liberté, désormais premier face à celui de l’égalité. La réalité du marché comme mode de régulation sociale n'est jamais discutée, elle va de soi.
En témoigne la citation suivante, extrait de l'allocution donnée le 23 février dernier à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris par Michel Pébereau, par ailleurs membre du Haut Conseil de l'Education, et de la commission Guesnerie qui avait travaillé en 2008 sur l'enseignement de SES :
« À l’heure où l’on parle d’exception culturelle française et du problème des citoyens à comprendre le fonctionnement des marchés, il serait peut-être bon d’effectuer un travail pédagogique de fond sur nos lycéens, comme cela a été fait par les entreprises depuis 20 ans auprès de leurs salariés, afin de les sensibiliser aux contraintes du libéralisme et d’améliorer leur compétitivité, en adhérant au projet de leur entreprise28. Je me positionne donc aujourd’hui devant vous pour un enseignement où la concurrence est la règle du jeu, où la création de richesses est un préalable à la distribution de richesses, et où le marché assure la régulation de l’économie au quotidien. Ce sont des concepts simples, que les jeunes Français doivent apprendre et comprendre, comme sont en train de le faire en ce moment même le milliard de Chinois et le milliard d’Indiens. »29
Même l'inscription de la création monétaire – dernière question de la partie économique du programme de première – nous paraît « encadrée » par la problématique du marché. Outre que cette question est traitée après celle de la coordination par le marché, la précède aussi l'étude du crédit et du financement de l'économie : la création de monnaie apparaît ainsi secondaire dans ce financement. Les Indications Complémentaires en regard de la question de la création de monnaie le confirment : « On montrera le rôle central du marché monétaire. » La problématique keynésienne, en particulier, apparaît clairement à contretemps du programme, autrement dit à contretemps de la « culture économique et sociale » ainsi reconnue.
La force du lexique, à travers l'imposition du marché comme réalité indiscutable, se repère aussi dans l'inscription de la notion de capital humain au programme de seconde de SES.
Nous avons montré, dans une recherche antérieure déjà évoquée (2007), la prégnance de l'idée de marché du travail dans les programmes, de classe terminale en particulier : le marché du travail, suivant le lexique de notre temps, est devenue une réalité, « naturelle ». Et sur ce marché on conçoit tout aussi « naturellement » que tout « offreur », indifféremment salarié ou non, cherche à valoriser un capital, qu’il soit “humain” ou “physique”, en offrant ses services.
En outre, parler de marché du travail c’est effacer toute différence entre le travail et n’importe quelle autre marchandise, et par là même rendre impensable la différence entre un salarié, voire un «salariable», qui attend d’être embauché, et n’importe quel offreur de marchandise sur un marché quelconque30.
Combinant ces deux mots-clés de marché (du travail) et de capital (humain), cette façon de parler impose son ordre: tous capitalistes, tous partenaires marchands.
Or c’est précisément le noeud du débat. En effet, apparemment, chaque être humain est aujourd’hui réputé l’égal des autres, en droit, ce qui implique un égal accès à l’espace d’émission monétaire, autrement dit aux ressources nécessaires à la constitution d’un capital31. Le débat porte alors sur la réalité de cet accès : pourquoi seuls certains font-ils acte de candidature, et pourquoi parmi eux seuls certains sont-ils admis, devenant ainsi entrepreneurs ?
Rappelons ici les réponses des tenants d’une hiérarchie fondamentale entre statuts sociaux. Il y a d’abord la contradiction dans la culture même du capitalisme, entre dépense, consommation, d’un côté, conquête et accumulation de l’autre. Certains vont pencher d’un côté, d’autres de l’autre. C’est affaire de déterminants sociaux, divers. On peut affiner l’analyse en mettant en oeuvre des modèles concevant des formes sociales à plus de deux places, voire des formations sociales, pour en analyser le jeu.
Cette analyse enfin prend une dimension historique en repérant une succession de “régimes intellectuels” (Solans, 2005) comme mentalités qui spécifient une période sur la trajectoire que décrit la forme sociale étudiée, permettant d’expliquer pourquoi sur cette période il y aura plus de tentatives d’accéder au statut d’entrepreneur qu’à une autre période.
A ce mécanisme spontané ci-dessus s’ajoutent des actions décidées “en toute conscience”, conformément au sens de la forme sociale : la tendance des “excellents” - ici celles et ceux qui portent le statut d’entrepreneurs - à être les premiers, voire les seuls à exceller, les pousse à exclure les autres, en réduisant le plus possible l’accès à l’espace d’émission monétaire. La concurrence entre entrepreneurs, mais aussi la fixation du salaire, y concourent. On peut aussi analyser le jeu de l’organisation du travail dans la réduction des capacités d’accès des salariés au statut d’entrepreneur.
De façon générale, le sens de la forme sociale capitaliste, articulé avec la dynamique économique, impose ainsi un clivage entre entrepreneurs et “consommateurs”, qui se reproduit quels que soient les “choix individuels”, et quels que soient celles et ceux qui, à un moment et en un lieu donnés, portent les statuts sociaux en question32.
b) La socialisation s'impose
L'autre mot-clé à s'être autant imposé est celui de socialisation. Si l'inscription de la notion dans les programmes de SES est plus récente (années 1980) que celle de la notion de marché, cela tient selon notre recherche à la place « ambigüe » du concept, déjà relevée, en sociologie. L'historique du concept que proposent Boudon et Bourricaud (2006) montre un déplacement de l'intérêt des chercheurs, entre psychologie, développement socio-économique et apprentissage, tout en notant que « la notion de socialisation est devenue une étiquette commode. »
Pourquoi, depuis les années 1980, cette référence théorique aux contours flous33 et à la place discutée a-t-elle connu dans les programmes de SES, une aussi « résistible ascension » ?
Notre analyse en termes de jeu du lexique suggère que cette « étiquette commode » tient son succès à la montée d'un discours commun par ailleurs inspiré d'une crainte d'un « retour des barbares » : tant à l'échelle du monde qu'à l'échelle locale, ce discours est marqué par la peur, face aux manifestations de violence que fait naître la dynamique sociale. L'explication de cette violence par un « défaut34 de socialisation » est tentante, et fait mouche le plus souvent.
Il est intéressant de noter que déjà dans plusieurs manuels de SES pour la classe terminale, c'est l'étude du thème « intégration et solidarité » - pour laquelle est inscrite la notion de « socialisation » - qui amène à faire travailler les élèves sur l'exemple des « émeutes urbaines35 de 2005 », en France. Il y a pourtant, à traiter a priori juste avant, le thème « conflits et mobilisation sociale ».
Manifestement, ces émeutes ne sont pas pensables en termes de conflits sociaux, mais seulement en termes de violence amenant à s'interroger sur « l'adaptation des personnalités individuelles au système social ». Si l'étude proposée débouche sur la question de leur intégration, il reste que ces émeutes ne sont pas conçues comme conflits sociaux, alors que le programme le permettrait.
La construction des derniers programmes semblait déjà, après examen du savoir scientifique de référence, confirmer la critique de Wrong, citée par Boudon et Bourricaud (2006) : nous connaissons aujourd'hui une « vision sursocialisée de l'homme ».
Mais n'est-ce pas faute de pouvoir penser autrement, à travers le lexique commun, toutes les manifestations de violence, en particulier, qu'il s'agisse de violence individuelle ou collective, tournée vers autrui ou vers soi36 ?
c) Une société sans classes ni conflits sociaux, ni exploitation
En rapport avec la dynamique socio-économique de la circulation de travail, le même lexique, effectivement, a pour effet de rendre impossible, ou au moins difficile, d'autres façons de penser le monde, et donc de l'enseigner. Et c'est ce qui explique, selon notre analyse, la disparition ou la marginalisation de notions sur lesquelles nous nous sommes arrêtées supra.
Ainsi la notion de conflit devient-elle difficile à mobiliser, dans une problématique de conflits de classes sociales. Comme l'écrit Gérard Mauger (2010), dans un article sur la colère des « jeunes des cités », « Pour que ce genre de révolte « protopolitique » devienne « politique », il faut un travail de « politisation ». (...) Chacun a pu constater, pendant l'émeute, « le silence des émeutiers » : la prise de parole ne va pas de soi. »
Nous l'expliquons par l'état des rapports de classes, précisément, à l'étape actuelle de la trajectoire du capitalisme. La dynamique de la circulation du travail, en transformant en particulier les rapports d'emploi et de travail depuis trente ans environs, a contribué fortement à la difficulté de penser de tels phénomènes en termes de conflits de classes : il est en effet devenu difficile de s'identifier comme membre d'une « classe du travail salarié » depuis les années 198037.
La disqualification de la notion de conflit de classes, dans le lexique de notre temps, renforce alors la probabilité de se désintéresser, dans l'élaboration des programmes, d'une problématique de division de la société en classes, contribuant sans doute à l'abandon de la thématique de la stratification sociale38.
La prégnance de l'autre mot-clé, celui de marché, avec les notions qui lui sont liées, montre la force du registre de la liberté, comme nous l'avons écrit plus haut. En même temps, elle tend à rendre insignifiant l'idée de capital : paradoxalement, la combinaison de ce registre avec celui de l'égalité favorise l'adhésion à l'idée commune que nous sommes tous « capitalistes ». En effet penser le contraire, et a fortiori penser la subordination, notamment du travail (salarié) au capital, devient difficile si l'on se pense d'abord tous égaux, et libres.
Il est probable que cela contribue à son tour à faire de la distinction entre capital et travail quelque chose de secondaire, comme l'écriture des programmes amène à le penser.
Dès lors l'explication des conflits de classes est rendue encore plus difficile : comment parler du capital comme rapport social, comment avancer l'idée d'exploitation du travail ?
Raison de plus pour la reporter, en classe terminale voire plus loin ?
Et l'introduction de la notion de « parties prenantes »39, même si elle reste marginale commenous l'avons noté, pourrait bien remplacer dans les esprits, et d'abord dans l'enseignement, celles de classes sociales.
Sans doute aussi la force du lexique, où le registre de l’égalité est désormais second par rapport à celui de la liberté, explique-t-elle aussi le peu d'écho des remarques sur la disparition de la notion d'inégalités.
Mais la force du lexique commun de notre société, aujourd'hui, suffit-elle à définir une « culture économique et sociale » susceptible d'ouvrir aux élèves l'accès à l'explication du monde, dans sa dynamique incertaine ?
Conclusion
Si nous pensons avoir contribué à expliquer les nouveaux contenus proposés à l'enseignement de SES pour les années à venir, cela nous fait poser, pour finir, deux questions :
Commençons par la question didactique. Ainsi la présentation de la « démarche du sociologue », dans le programme de première, énonce : « On distinguera soigneusement l'existence d'un problème sociologique. » Que penser devant la dernière question de la partie sociologique : « Comment mesurer le niveau de la délinquance ? » Problème sociologique, sans doute, mais pourquoi s'intéresser à la délinquance ? Philippe Frémeaux (2010), dans un commentaire sur ce programme dans sa version à discuter, a écrit que « parler de socialisation conduit à s'interroger sur la délinquance ». Mais encore une fois, pourquoi s'interroger sur la délinquance ? Question « vive » ? Mais pourquoi celle-là ?
L'enseignement de la démarche scientifique, en toute rigueur, peut-elle se passer de répondre à ce genre d'interrogation ?
Autre aspect de cette question : marché et socialisation nous renvoient, dès lors que la rigueur de la démarche est respectée, à deux paradigmes scientifiques distincts, et divergents41.
La dynamique du sens, comme nous l'avons noté, impose toujours de penser les rapports entre êtres humains en termes de marché - il convient de penser la société comme ensemble de rapports entre individus libres et indépendants - mais la violence qui sourd et éclate de plus en plus dans ces rapports, sur la trajectoire du capitalisme, semble imposer, en même temps, une réponse en termes de socialisation desdits individus. Ce syncrétisme, imposé par la « culture » précisément, est-il compatible avec la rigueur de la démarche de formation scientifique ?
L'autre question est celle de la capacité à rendre le monde, d'aujourd'hui et de demain, intelligible aux générations montantes à partir de ces programmes42.
Ce syncrétisme que nous venons de souligner, qui a toute l'apparence d'une explication du monde, permet-il de penser les différents futurs possibles de notre monde ? Non, dans la mesure où il exclut des paradigmes tout en en abâtardissant d'autres : sont abâtardis les deux paradigmes appariés – cf. l'exemple du marché du travail, auquel on relie la notion de "coût du travail" aux dépens de celle de "prix du travail" -, est exclu le paradigme du capital comme rapport social d'exploitation du travail, rapport fondamentalement conflictuel dans une dynamique sociale contradictoire.
Pourrons-nous demander à nos élèves d'expliquer de nouvelles émeutes en termes de défaut de socialisation, ou de défaillances du marché ? Pourrons-nous, devant les élèves grecs, portugais ou espagnols déjà, enseigner un curriculum européen commun qui reprendrait les programmes français en l'état ?
Car le lexique va continuer d'évoluer, avec la mentalité, en rapport avec la dynamique de la circulation du travail qui fait avancer le capitalisme sur une trajectoire dont nous ne pouvons qu'indiquer des tracés possibles, et délaisser ce que nous inscrivons aujourd'hui sous sa dictée.
Déjà la notion d'égalité des chances, qui s'était imposée dès les années 1980 comme seule façon de penser l'égalité sous le mot d'ordre de la liberté43, paraît à nouveau discutée, au moins dans le champ scientifique (Dubet, 2010).
Dans le champ des débats publics aussi44, il paraît à nouveau possible de penser en d'autres termes, sous l'influence de la dynamique socio-économique toujours.
Pourquoi ne pas enseigner aujourd'hui, contre le lexique du temps mais en s'appuyant sur le savoir scientifique, le jeu des conflits dans la dynamique socio-économique, quand il devient difficile de nier45 leur développement à l'étape actuelle de la trajectoire du capitalisme46 ? Jean-Claude Fitoussi, économiste un temps chargé d'un rapport sur l'enseignement économique supérieur en France, déclarait en février 2008 dans le journal « Libération » : "Il y a un enjeu politique. La compréhension de la science économique est indissociable de celle des conflits qui secouent la dynamique économique. C'est une science des conflits."
Paul Krugman de son côté, en septembre dernier, écrivait pour le New York Times un article intitulé « Economie : nous nous sommes tant trompés », et deux mois plus tard George Akerlof et Joseph Stiglitz se prononçaient dans un autre « pour l'éclosion de centaines de théories ».
Nous avons montré que nulle problématique scientifique ne pouvait, parmi celles citées, être écartée faute de validité scientifique et, malgré la force du lexique commun à nos sociétés, les dernières citations confirment que le savoir scientifique de référence permet d'enseigner une diversité de lectures possibles du présent et de conceptions du futur. Quand la propre dynamique du capitalisme rend aussi difficile de nier l'incertitude de son avenir, l'avenir des programmes d'un enseignement économique et, plus largement, de sciences sociales, reste ouvert.
Bibliographie
Alpe, Y, et al. (2007). Lexique de sociologie. Paris : Dalloz.
Alpe, Y. (1997). « La sociologie dans l'enseignement des Sciences Economiques et sociales : problèmes didactiques et épistémologiques. », communication au Séminaire de Sciences Economiques et Sociales du pôle sud-est des IUFM, 25 et 26 mars 1997, Lyon.
Amable, B. (2005). Les cinq capitalismes. Paris : Seuil.
Becker, G. (1964).Human Capital. Columbia University Press.
Beitone, A., et al. (2007). Aide-mémoire Sciences Sociales. Paris : Dalloz.
Boudon, R., et Bourricaud, F., (2004). Dictionnaire critique de la sociologie. Paris : Presses Universitaires de France.
Canry, N. (2005). "Régime wage-led, régime profit-led et cycles : un modèle." Economie Appliquée, LVIII, 143-163.
Coléno Y.-P. (2005), "Sciences Economiques et Sociales et dynamique de la forme sociale en France depuis les années 1960", in Solans, H. (dir.), Faire société sans faire souffrir ? Les dispositifs vecteurs de cohésion sociale et leurs victimes. Paris : L'Harmattan.
Coléno Y.-P. (2006), « Sciences Economiques et Sociales et citoyenneté aujourd’hui en France. Éléments d’une analyse socio-économique" (Seminario del IRRE Lombardia, Milano, con la collaborazione di : Scuola Interuniversitaria Lombarda di Specializzazione per l'Insegnamento Secondario Sezione di Milano SISLSIS-MI, Indirizzo economico-giuridico www.silsismi.unimi.ite Associazione Europea di Educazione Economica (Aeee-Italia) www.aeeeitalia.it
Coléno, Y.-P. (2007). « Marques de la dynamique actuelle de l’emploi dans les manuels de Sciences Economiques et Sociales. », communication à la 3ème journée Pierre Guibbert Les manuels scolaires entre normes et controverses : continuités, aléas, avatars. Montpellier, France, 9 mai 2007.
Coléno, Y.-P., et Valente, D. (2007). « Variations et spécificités des contenus scolaires
en France et en Italie : l'exemple de l'intervention de l'Etat. » , Colloque international Education et territoires : contextes, organisations et trajectoires scolaires , 29 et 30 novembre 2007, Digne-les-Bains (Alpes de Haute Provence, France).
Dévelay, M. (dir.) (1995). Savoirs scolaires et didactique des disciplines. Paris : ESF.
Dostaler, G. (2009). « Les chemins sinueux de la pensée économique libérale. » L'Economie Politique, numéro 44. Paris.
Dubar, C. (1996). La socialisation. Paris : Armand Colin.
Dubet, F. (2010). Les places et les chances. Paris : Le Seuil.
Ferréol, G. (dir.) (1991). Dictionnaire de Sociologie. Paris : Armand Colin.
Fitoussi, J.-P. (2001). L'enseignement supérieur des sciences économiques en question. Paris : Fayard.
Guesnerie, R. (2008). Rapport au Ministre de l'Education Nationale de la mission d'audit des manuels et programmes de sciences économiques et sociales du lycée.
Guerrien, B. (1996). Dictionnaire d'Analyse Economique. Paris : La Découverte.
Hugonnet J.-M. (2005). "Lieux-dits et victimes. Approche holiste", in Solans, H. (dir.), Faire société sans faire souffrir ? Les dispositifs vecteurs de cohésion sociale et leurs victimes. Paris : L'Harmattan.
Legardez A. (2001), La didactique des SES. Bilan et perspectives, Publications de l'Université de Provence.
Lordon, F. (1997). La quadrature de la politique économique. Paris : Albin Michel.
Lordon, F. (dir.) (2008). Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme. Paris : Les Presses de SciencesPo.
Pinçon, M., et Pinçon-Charlot, M. (2000). Sociologie de la bourgeoisie. Paris : La Découverte.
Schmid, G. (2001). « L’activation des politiques d’emploi : Combiner la flexibilité et la sécurité dans les marchés du travail transitionnels. » in Colloque du Centre Saint-Gobain pour la recherche en économie, Institutions et croissance. Les chances d’un modèle économique européen. Paris : Albin Michel.
Solans H. (2005). "Pour sortir de l'individualisme méthodologique en économie", in Solans, H. (dir.), Faire société sans faire souffrir ? Les dispositifs vecteurs de cohésion sociale et leurs victimes. Paris : L'Harmattan.
Solans H. (2008). L'économie politique mise à nu par la question sociale même. Paris : L'Harmattan.
Vergès, P. (1989). "Les représentations sociales de l'économie : une forme de connaissance." in Jodelet, D. Les représentations sociales. Paris : Presses Universitaires de France.
Williams R. (1983). Keywords (Fontana Press, London).
![]() |
Adhérez à l'APSES |
![]() |
Liste de diffusion APSES Concours |
![]() |
SESâme, le manuel en ligne de l'APSES |